Scènes de la guerre sociale
L’évidence est là, dans Paris capitale. Depuis qu’en haut lieu, chef de l’État en premier, ils ont statué et martelé : « la France est en guerre », personne ni rien n’y échappe, et tout le monde y a droit. L’évidence occupe l’espace public et saute aux yeux de chacun, ça ne tient pas en place et ça sévit. Ça bondit étourdit assourdit, et s’y plie tout homme vivant non calfeutré chez soi à l’abri des rigueurs de l’évidence dehors, terreurs et foudres guerrières et autres farouches nationalismes électoraux.
État et gouvernement donnent à chacun, citoyen français ou simple mortel, le change : en lieu et place de leur état d’impuissance, le règne de l’état d’urgence ; et le signal et l’étendard de l’état de guerre interne permanent, argument d’autorité pour le troupeau bouche bée devant les pleins pouvoirs de l’État policier. Épreuve de force suprême : le corps social armé, sacré et total, l’absolu unique en procession et spectacle de rue, et plein la vue : l’incarnation du pouvoir public d’interdit et de punition des corps, tabou inviolable, de tous visible. L’inconnu connu. À fleur de peau.
Et tu as beau faire et dire : « Je n’y suis pour rien, je ne m’appelle pas Jacques Bonhomme comme tout le monde, je ne suis pas de ce bon peuple applaudisseur inapte à la pensée hormis par procuration ». Essaie pour voir, va donc le dire là dans la rue parmi ceux qui la sentent passer la main de l’évidence, de cette douce France de bleu marine vêtue de pied en cap. Et…
Et assez parlé, venons au fait. Au premier de nos matériaux divers et véridiques qu’on va rapporter ci-après pour mémoire du peuple de la Sociale humaine et parisienne. Un témoignage qui nous vient de loin, d’un camarade frais rentré à Paris après sept mois d’absence.
15 septembre, l’État Crs
« Je n’en croyais pas mes yeux !… Mais procédons par ordre, n’anticipons pas. Le départ de la manif « Non à la loi travail » était à 14 h, place de la Bastille. J’étais en retard d’une heure, je suis donc allé directement à République. Dans la grande place à peu près vide de monde, les voitures circulaient comme à l’ordinaire, signe que les manifestants étaient encore loin. Je suis parti à leur rencontre. Je ne me souviens pas avoir remarqué un dispositif policier important.
Le boulevard du Temple barré aux voitures était quasi désert. De rares piétons le traversaient au loin. On y voyait, tout le long des trottoirs, des rubans rouge et blanc reliant les troncs des rangées d’arbres, à droite et à gauche. Interdiction de stationner ?… Délimitation territoriale, plutôt. Pour marquer, en idée, l’espace permis, et contenir le flot des manifestants… j’en ai souri. Détail risible, typique de l’obsession administrative de tout maîtriser, canaliser, et notamment l’insaisissable et les foules et populations rebelles aux contrôles, et en endiguer les « débordements »… J’en étais là dans mes cogitations impromptues quand j’ai aperçu, au bout du boulevard, quelque chose, près de la tache verte du jardin du Cirque d’hiver, quelque chose d’indiscernable d’abord, pour ma vue faible. Mais, en m’approchant, j’ai vu qu’il y avait, au milieu de la chaussée, des dizaines de fourgons cellulaires en file par trois. Certains traînaient à la remorque des engins roulants.
J’étais étonné, révolté même, par cette démonstration de force, par un tel étalage de gros moyens et matériel de guerre sociale préventive et « dissuasive ». Mais j’étais loin de m’attendre à voir, passé le défilé des cars des Crs, non pas la tête du cortège, mais la piétaille Crs sur le pied de guerre. Et ça formait un mur épais, n’offrant (du côté boulevard d’où je venais) aucune brèche permettant d’apercevoir le front des manifestants. En plus de larges épaules et carapaces armées, d’une jeunesse au dos recourbé sous le poids du bât, je ne voyais, au-dessus de la forêt de casques, que quelques banderoles, drapeaux et gros ballons colorés suspendus en l’air, assez loin. Et j’entendais les slogans scandés sous les étendards flottants.
Par-devant le jardin, impossible de passer. Je me suis faufilé par-derrière, dans la cohue qui était retenue là. Et, arrivé sur le boulevard des Filles-du-Calvaire, la première chose que j’ai vue a été, dansant dans le courant ascensionnel d’une bouche d’aération du métro, l’envolée de maints rubans rouge et blanc : fixés, par un bout, aux barres de fer du trottoir, et mimant, par l’autre, des bras levés au ciel, tremblants dans l’effort suprême du passage de l’immobilité asservie à l’agitation aérienne de la délivrance. Puis, debout sur un banc, la deuxième chose vue a été le déploiement des Crs sur le boulevard.
Fermez les yeux, figurez-vous une grande tache d’encre, très grande. Grande comme un lac aux eaux sombres, et faisant face à une autre tache, multicolore et changeante, d’un pré en fleur remué par un vent frais. Figurez-vous le grand lac s’étirant, ayant déroulé déjà ses bras et ses eaux émissaires de manière à entourer le grand pré pour le submerger. Imaginez cela, et vous aurez entrevu la scène que j’ai vue de mes yeux, debout sur ce banc du boulevard.
Comme tout vétéran des luttes sociales, je ne saurais dire le nombre de manifs à mon actif, au fil des ans de la vie passée. Eh bien, jamais je n’ai vu pareille armada policière. Pas même dans les rues et les places de l’Italie des « années de plomb », aux pires heures de la guerre civile opposant, il y a trente et quarante ans, le nouvel État « national » et les vieux « nationaux » néofascistes aux groupes de jeunes internationalistes de l’« autonomie ouvrière » et de la « lutte armée ».
La piétaille Crs avançait en crabe. Soit à reculons (le corps du crabe : en formation serrée, cohorte compacte, occupant toute la largeur de la chaussée, au dos des fourgons cellulaires, et face à face avec un bon millier de jeunes marchant en tête du cortège), soit de côté (les pinces du crabe : les deux flancs de la formation allongés à droite et à gauche des jeunes pris en étau jusqu’aux premières banderoles syndicales, quelque cent mètres en aval). « Marchant », c’est en fait beaucoup dire : tout le monde faisait du sur place en attendant que la masse de la piétaille Crs, par intervalles, reculât d’un ou deux mètres.
Dans les intervalles, chacun campait sur ses positions, n’avançant ni ne reculant ; mais ça bougeait dans les rangs de chaque camp. De mon point de vue surélevé, je voyais des flottements dans l’alignement interne des Crs, des mouvements, par exemple, de Crs munis de lance-grenades, changeant de place, visant des angles de tir rapprochés. Mais mon attention était attirée vers le camp adverse, bien autrement mouvant et aux mille couleurs : les quelque mille jeunes gens et jeunes filles, les mille étudiantes et étudiants – « casseurs » ? De leur pré sauvage, de leurs touffes de fleurs agitées au vent des danses et des chants, s’envolaient des pétales légers, des élytres s’entrouvraient, et des ailes pointaient faisant l’effet de fleurs multicolores qui venaient pirouetter sur le devant, et de jeunes « pétroleuses » en fleur de voleter et de rire et de danser follement, dans la zone neutre de séparation (une dizaine de mètres) sous le nez des Crs casqués, visières baissées.
Perché sur mon banc, pendant un quart d’heure j’ai tout observé attentivement ; et, durant ce temps, le cortège n’avait pas avancé de vingt pas. Puis quand, au gré des Crs, la manif a paru se mettre en branle, alors j’ai sauté à terre pour la parcourir, à mon habitude, dans sa longueur et m’en faire une idée, du nombre aussi bien que de la combativité. À une encablure de la Bastille, je n’en voyais pas encore la fin, lorsque, surgie de la foule devant moi, une mine affable et souriante de chère amie m’est apparue. Ah ça, mais ! depuis le temps !… J’ai donc fait demi-tour et on a fait ensemble la manif. À l’approche de République, un pan de fumée blanche flottait sur la place. Je souffre d’une affection de gorge, toute fumée m’indispose ; et elle aussi, ça ne lui valait rien les lacrymos. Nous avons rebroussé chemin ensemble, elle a pris le métro à Bastille, et moi, n’ayant pas vu mes amis sans-papiers, j’ai regagné la République.
Je ne me souviens pas avoir rencontré, en m’approchant de la place, des gens s’en revenant, en fin de manif, comme à l’ordinaire, banderoles et drapeaux enroulés sur les épaules. La place elle-même était entièrement vide, là où je m’attendais à trouver un grand nombre de péroreurs de l’après-manif. Devant mes yeux se présentait un irréel tableau : place sans vie, ombres épaisses nettement découpées au sol, comme un drap mortuaire, surfaces verticales uniformes surplombantes en plein soleil, capitale « métaphysique » inhabitée, vidée de son peuple… Italie années vingt. Sauf, à chaque débouché de rue, des Crs et des cars de Crs à perte de vue, et, commençant rue du Temple, une double et triple colonne de cars se perdant dans les entrailles du boulevard Saint-Martin.
Sauf que… qu’est-ce donc que ce pan d’ombre plus foncée, sous l’ombre des arbres qui sont au coin opposé de la place, début boulevard de Magenta ? Ça bouge ou ça bouge pas ?… Et si ça bouge, alors c’est un gros paquet tout de bleu marine vêtu, et – c’est qu’il est à l’œuvre. Je suis allé voir.
Une bonne centaine de Crs et de gendarmes étaient là, encerclant une centaine peut-être de jeunes, à l’angle de la place et des rues Léon-Jouaux et Beaurepaire. Je dis peut-être, car je n’arrivais pas à voir les deux rues et la placette qu’elles forment au coin de la grande place, l’écran de plusieurs rangs de dos de Crs s’interposait. Je n’apercevais qu’un groupe de jeunes à l’avant d’autres, repoussés du boulevard, dont j’entendais les cris. Seul le passage, sur une dizaine de mètres, séparant la rue Boulanger du boulevard où les Crs filtraient les passants, paraissait permis. Devant, un groupe de badauds et de jeunes munis de caméras assistaient à l’affrontement.
Affrontement sans heurts, pour l’instant, à ce qu’on pouvait voir. Je suis revenu sur la place et me suis adossé, dans l’attente du dénouement, à la balustrade de la bouche de métro, 20-30 mètres en arrière des Crs. De petits groupes de jeunes se sont formés peu à peu, sur ma droite ; et des Crs sont venus leur ordonner de « vider la place ». Quelque chose allait se passer, c’était l’évidence.
À un jeune blondinet de Crs venu m’y inviter aussi, j’ai répondu : là où je suis, monsieur, je ne représente ni une menace ni un trouble à l’ordre public, c’est mon droit de voir ce que fait la police. Surgi je ne sais d’où, un grand Noir de Crs, à peine plus âgé, m’a craché : on ne discute pas, on dégage ! Et il m’a poussé si violemment qu’il m’aurait flanqué par terre, sans la balustrade à laquelle je me suis accroché. J’ai vu accourir un troisième Crs plus âgé, sans doute allait-il administrer à son subordonné ce qu’il méritait… Je n’ai pas eu le temps de faire ouf que le voilà se joindre aux deux autres pour me bousculer sur plusieurs mètres en me donnant des noms d’oiseaux. Je ne sais par quel miracle je n’ai pas perdu l’équilibre, mais, tout en répliquant au Noir dans le blanc des yeux : espèce de… ! j’ai vu du coin de l’œil plusieurs jeunes à mon côté. C’est leur présence qui a fait lâcher prise aux « gardiens de la paix » et de nos droits fort paisibles. Ils ont formé un cordon d’une dizaine d’hommes pour nous barrer le passage, et ils en sont restés là.
« Bavure » ?… C’était, au nom de la « légitime défense » sociale, la licence donnée d’agresser insulter tabasser (demain flinguer) quiconque et notamment la belle et « folle jeunesse », fleur d’avenir, et la « vieillesse au dos recourbé » (hélas !), l’âge vénérable au respect duquel surtout on est tenu d’éduquer de jeunes policiers « républicains » – car c’est leur nom : Crs, compagnie républicaine de sécurité.
Peu après, il y a eu, à l’angle de la place, comme une poussée en avant de la masse encerclante pour faire reculer les encerclés. C’est ce qui m’a décidé à faire le tour de la caserne Vérines pour rejoindre, par-derrière, le groupe des jeunes, et voir de mes yeux. Savez-vous que cette « caserne de la République » (des versaillais) abritait, après la Commune, des milliers de gens d’armes fin prêts à s’abattre sur l’Est parisien prolétaire et séditieux ? Savez-vous que le fronton de cette caserne des gardes républicains (corps spécialisé de gendarmes parisiens) exhibe une grosse tête de la République, parée, non des trois mots de propagande d’un vide espoir républicain, mais des emblèmes guerriers de ses actes réels, casque cuirasse et glaive ?
Au dos de l’immense bâtisse, en arrivant dans la rue Jouaux, j’ai vu devant moi des jeunes courir, s’enfuyant de la rue Beaurepaire, dans toutes les directions. En haut de la rue, plusieurs dizaines résistaient aux charges des Crs. J’ai vu ceux-ci reculer, puis se ruer comme un seul homme, matraques levées. Ç’a été la débandade. Ensuite, rue Dieu, le gros des jeunes a renversé et incendié les conteneurs à ordures, pendant que les Crs observaient depuis l’angle des deux rues. J’ai devancé tout le monde et me suis placé en haut de la passerelle piétonne sur le canal. Lorsqu’un peloton d’une vingtaine de Crs s’est détaché du reste, et qu’une chasse aux jeunes a commencé dans les rues du 10e arrondissement, je les ai tous vus passer sur le pont en dessous : entre 50 et 60, les jeunes, puis le peloton distancé de 30-40 mètres, et enfin, une trentaine de personnes, jeunes la plupart, auxquelles je me suis joint.
Rue Alibert et après, les jeunes ont continué à renverser et vider les bacs à ordures sur la chaussée pour ralentir la poursuite des Crs. Un Crs un peu attardé, excédé par un conteneur de petite taille entre ses bottes, l’a relancé avec fureur contre le bas d’une vitrine : un rapide coup d’œil à la vitrine, au Carillon tout à côté, au Petit Cambodge en face, les deux bars-restos des attentats du 13 novembre, et me voilà largué de quelque cent mètres. Après la rue Bichat, quai de Jemmapes, un homme à terre, ensanglanté, secouru par deux personnes. Les jeunes, agiles, plus mobiles, prenaient de l’avance, puis s’arrêtaient narguer les Crs appesantis par leurs armes et harnachements. Rue Varlin, il y avait tant d’ordures sur la chaussée qu’on ne passait qu’en sautillant, de-ci, de-là. Rue du Faubourg Saint-Martin, plus personne. J’ai demandé aux gens. Rue du Château Landon, j’ai vu les dos tourner à gauche, vers Magenta. Et, sur le pont de la rue La Fayette enjambant la gare de l’Est, j’ai évalué mon retard à 150-200 mètres. J’ai lâché, fatigué. En revenant j’ai revu, passé le canal, le blessé toujours à terre, secouru par le Samu. »
Calais, le coup d’État
d’urgence
De Paris à Calais, du droit sous la botte des Crs au droit de manif foulé aux pieds. Fin septembre et mi-octobre, appelées par la Cispm (Coalition internationale des sans-papiers et migrants) et par la Csp75 (Coordination des sans-papiers de Paris), devaient se tenir à Calais deux manifs internationales de soutien aux dix-mille de la « Jungle » menacés d’expulsion par le gouvernement. Ci-après, quelques matériaux pour mémoire du peuple. Et d’abord la voix du porte-parole de la Csp75-Cispm :
« Depuis février, toute manif concernant les migrants était interdite à Calais au nom de l’état d’urgence. Puis, début septembre, voilà le ministre de l’intérieur aller en personne à Calais apporter son soutien aux anti-migrants (routiers, entrepreneurs, commerçants, agriculteurs, syndicats…) et à leurs deux cortèges de camions et tracteurs avec blocage d’autoroute et chaîne humaine en ville, maire de droite en tête. Sans parler du chef de l’État accouru assurer que la jungle serait rasée, et ainsi soutenir le pré carré du FN. On a donc pensé que nous aussi on pourrait manifester. Pas du tout ! L’esprit des choses l’interdisait. Es-tu promigrants ? Dans ce cas, tu es un « risque de trouble à l’ordre public » et tu es exclu du droit de manif, cela malgré ton pacifisme connu et tes faibles forces et moyens. Mais si tu es contre les migrants, alors là changement de registre : en vertu de tes propos musclés, de tes gros moyens, et de ton bulletin de vote. Deux poids deux mesures : c’est la loi des libertés publiques que font régner en France, au nom du peuple et du droit, les pouvoirs publics.
Confiants, nous avons préparé (avec la participation de Solidaires et Npa) une manif au départ de la jungle pour le centre ville de Calais le 1er octobre. Mais le matin du 28 septembre tombe l’arrêté préfectoral d’interdiction. Le 29 on présente un recours en référé au tribunal administratif, et le soir même commence ce que je n’hésiterai pas à appeler du harcèlement policier. Pour ne m’en tenir qu’aux faits, alors que j’étais en réunion pour décider que faire par rapport à cette manif, on m’a appelé au moins cinq fois du commissariat principal du 19e, pour me notifier l’arrêté que j’avais reçu par mail. Comme je ne répondais pas, ils ont appelé le camarade de domiciliation de la Cispm, et, à 22 h passées, ils m’ont rappelé quand j’étais déjà rentré chez moi en banlieue. Et ils prétendaient que j’aille tout de suite au commissariat ! Discussion. J’ai fini par leur dire que je passerais le lendemain entre 9 h 30 et 10 h. J’étais juste arrivé, quand, coup de fil du greffe du Ta de Lille : audience du référé à 16 h. J’ai tout de suite réservé et me voilà en car pour Lille où j’ai exposé en détail au juge les raisons de notre manifestation de soutien aux migrants.
Le lendemain, 1er octobre, jour de la manif (prévue à 14 h), on était déjà partis de Paris (177 personnes), quand, vers 10 h, un mail du Ta me confirme la décision : rejet du référé. Nous poursuivons pour rendre visite à nos frères de la jungle, plus question de manif. Mais gendarmerie et police nationale veillent. Après deux contrôles pressants, nos quatre bus sont enfin bloqués par la police sur une aire d’autoroute à 35 km de Calais. À 14 h 45, nous diffusons sur le net un communiqué signé par presque 40 associations européennes, dénonçant cette grave atteinte aux libertés et en particulier à la liberté de circulation.
Pour se faire une idée des pressions sur les organisateurs et les chauffeurs pour nous dissuader de poursuivre pour la jungle, j’invite à lire le récit de ce voyage interdit fait par notre camarade Martine Tessard, paru dans Club Mediapart. En voici un extrait : « La pression a alors débuté beaucoup plus fortement sur les chauffeurs, le nôtre s’est vu menacé d’une amende de 750 euros. Le chef de la police nous a signifié que nous devions faire demi-tour sinon les chauffeurs risquaient la garde à vue et le contrôle d’identité serait effectif pour chaque voyageur. Nous avions dans les bus de nombreux sans-papiers, migrants et réfugiés, et les nouvelles de la jungle arrivaient par téléphone : nos camarades subissaient une répression comme jamais avec les grenades lacrymogènes et les canons à eau. La décision fut finalement prise collectivement de ne pas mettre en danger les chauffeurs et de ne faire courir aucun risque aux personnes sans titre de séjour. Nous fûmes escortés par la police jusqu’à l’entrée en Île-de-France. Vers 21 h, les cars nous déposaient porte de la Chapelle. »
La Cispm a ensuite appelé à se rassembler place d’Armes à Calais le 14 octobre. Même ce simple rassemblement a été interdit, comme la manif du 1er, par la préfecture et le Ta, à qui la coalition avait produit, cette fois, un référé remarquable par rigueur et force d’argumentation. Mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Le 14, on s’est déplacés en une seule voiture, et, en réunion avec d’autres camarades, une journée transnationale de manifestations a été décidée le 24 octobre, jour de la mort annoncée de la jungle. Calais était une ville en état de siège, m’a-t-on dit, militaire et médiatique à la fois. »
Notes prises par une camarade de la Cispm (13 et 14 octobre) :
« Aujourd’hui j’étais à Calais, j’apprends qu’une partie des bus et des trains sont supprimés en direction ou au départ de Calais. Dans une agence de bus on m’informe que les trajets sont annulés pour freiner les déplacements à Calais à cause du démantèlement. En plus, on décide de retirer toutes les prises en gare pour charger les portables (migrants). Sans parler des défilés de policiers autour de la gare. Je suis scandalisée : on se bat contre qui ? À cause de ces annulations je me suis retrouvée coincée trois heures en gare de Calais.
La journée a été très dure. Très dur le jugement pour les associations qui demandent un plan d’action de l’État pour le démantèlement. Ce qui me perturbe, c’est que dans les solutions il n’est pas question de : considérer ces migrants comme des Hommes avec leur dignité ; prendre en consideration leurs besoins ; surtout éviter les violences policières qui se font tous les soirs sur le camp. Ce qui me scandalise, c’est que l’humanité est en perdition et on finit par trouver ça banal. »
Et enfin, le référé-liberté du 12 octobre au Ta de Lille (résumé) :
« Liberté, Égalité, Fraternité. Ces principes avaient une portée universelle pour les pères de la révolution française. L’interdiction prononcée par le préfet fait suite à des orientations politiques tendanciellement contraires aux valeurs de la République. En 2002, Mr Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, démantelait le hangar de Sangatte qui abritait 1500 migrants. Ce démantèlement ne prévoyait aucun plan de relogement pour les migrants ainsi jetés à la rue. Depuis Sangatte, les élites au pouvoir ont systématisé ces erreurs jusqu’à la détérioration de la situation actuelle. Prenant pour un mouvement populaire ce qui n’était qu’un rejet de la classe politique, les élites ont pris les thèses de la droite extrême pour curseur de leurs décisions politiques. Cela ne pouvait se faire qu’au détriment des valeurs républicaines réelles auxquelles le peuple français a montré son attachement dans son histoire. C’est dans ce contexte alarmant que la préfète a interdit, s’appuyant sur l’état d’urgence, la manifestation du 1er octobre et qu’elle interdit à présent le rassemblement du 14, deux actions de solidarité aux migrants.
L’état d’urgence suspend le contrôle a priori du juridique sur l’administratif et les garanties constitutionnelles qui s’y rapportent, il ne peut donc perdurer sans risque de compromettre l’État de droit. La loi de 1955 décrétant l’état d’urgence fut la conséquence d’événements d’une gravité exceptionnelle, qui n’avaient rien de comparable à ceux de ces jours-ci, elle ne peut s’appliquer dans le cas d’espèce. L’actuelle loi sur l’état d’urgence a été motivée par les attentats meurtriers qui ont endeuillé le pays et ne peut s’appliquer non plus.
La préfète craint un affrontement entre les participants et les groupuscules identitaires présents sur Calais. Cela pose effectivement une question de maintien de l’ordre public par la puissance publique. Ne serait-ce pas la préfète elle-même qui porte atteinte à l’autorité de l’État en ne réprimant pas ces groupes de la droite extrême qu’elle qualifie de violents dans son arrêté et qui sont fauteurs de troubles à l’ordre public ? Pire, elle interdit aux personnes solidaires des migrants de s’exprimer donnant ainsi implicitement raison aux fauteurs de troubles. En interdisant ce rassemblement, la préfète porte une atteinte grave et disproportionnée à la liberté de s’exprimer et de le manifester publiquement.
Le rassemblement du 14 octobre se veut l’expression de la solidarité avec les réfugiés de pays en guerre et en butte, ici, à l’apartheid voulu par la classe politique. En effet, c’est le représentant de l’État en accord avec les autorités locales qui a obligé les migrants à se rendre, en les chassant du centre ville, dans ce lieu [la jungle] où s’est créée une véritable petite ville où cohabitent des populations différentes, avec ses commerces, ses écoles, ses règles de fonctionnement. Ces gens contraints et forcés ont ainsi bâti une société humaine. C’est le message de solidarité avec cette société humaine en souffrance, expression concrète de la Fraternité inscrite sur les frontons de nos mairies, que veut apporter le rassemblement du 14. »
De Calais à Paris, pour finir. Et pour faire honneur au bon sens ; lequel (comme tout ce qu’il y a en France de potaches sait fort bien) « est la chose du monde la mieux partagée ». Sauf à la tête de l’État. Où l’on croit que nier la lumière en plein midi suffit à créer l’évidence, et tout est réglé. La lecture de ces quelques scènes vues et vécues nous a montré que l’état d’urgence, proclamé dans la foulée des attentats du 13 novembre, sert en fait, au gouvernement, d’instrument de guerre sociale interne pour écraser les mouvements des travailleurs et des migrants.
Apprentis sorciers de l’État policier ? Peut-être, peut-être pas. Il y a derrière, en tout cas, la multiforme, monolithique machine d’un État dont le changement ne s’improvise pas. Quoi d’étonnant à ce que, témoins de leur force imposée à l’ensemble du corps social, des policiers éblouis en aient entrevu l’étendue, et demandent, du coup, davantage de répression et le pouvoir de tuer impunément, de fait et de droit ? C’est la base de puissance de toute dictature.
Le fond de psychologie de masse de tout populisme exige qu’on flatte le bon peuple et qu’on crée et développe les conditions du sentiment de sa supériorité (nationale). En France, aucun accueil des migrants n’existe. On les laisse à la rue, s’entasser et croupir, puis quand le tout est devenu invivable pour tout le monde, alors, tambour battant, on vole à grands frais au secours à la fois des personnes mises en danger et du peuple excédé par ces déchets humains amoncelés, et l’on baptise ce nettoyage social urbain d’accueil humanitaire. On sait par quoi un tel « accueil » s’est toujours soldé : échec complet en l’espace de quelques jours, alors même que le nombre des « accueillis » n’était que de quelques centaines. Maintenant il y en a dix-mille et davantage…
Dans la jungle, tout un ensemble de rapports entre êtres humains s’était établi. Pour couvrir son crime d’élimination de toute une société humaine née à l’écart, il fallait, à l’État français et aux fanfares du régime, l’évidence d’un accueil-secours humanitaire. Pour preuve de la bonté de Calais, il fallait celle de Paris sous les yeux du monde. Flandres-Stalingrad a été la conclusion de Calais. Et ses quatre mille hommes et femmes « soulagés » d’être évacués, par un temps glacial, d’un camp de rue à l’abandon, sans eau ni rien au gré des rafles, ont été le pendant « à visage humain » des déportés de la jungle.
Article paru dans La voix des sans-papiers n° 15
à retrouver ici en intégralité