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NOUS ACCUSONS !
Ce qui s’est passé le vendredi 12 juillet à l’arrière du Panthéon, à Paris, contre des personnes à tous égards non violentes et sans défense, contre les sans-papiers des « Gilets Noirs », ce sont choses dont le déroulement ne s’improvise pas. Aucune « bavure », aucun « dérapage » ou « dérive » là-dedans. Il y avait une volonté politique précise, violente, une volonté despotique de nuire et porter atteinte, causer du tort, l’« accident ». Ainsi qu’il est dit dans un témoignage ci-après, une « provocation délibérée » : visant à produire les effets de l’« état de désordre » propre à justifier, à « nécessiter » (maquiller en « nécessité » d’État, de fonction publique) un assaut militaire punitif. Assaut pour faire mal et faire peur : pour ôter toute envie future de se manifester aux plus faibles et démunis parmi les faibles et démunis de chez nous, parmi les « locataires de la rue », futurs « morts de rue » : les migrants sans-papiers. Visant à renchérir sur la détresse de leur situation humaine et sociale : traités non en hommes, en femmes, mais en choses viles, en sujets « illégaux », en êtres animalisés, « au-dessous des bêtes » (premier témoignage), par les pilleurs de vie humaine.
Qu’on lise, pour ne faire mention que de cela, ce récit (même témoignage), ce réquisitoire sévère et calme de jeune femme profondément blessée. Qu’on lise ces mots parlant du droit bafoué d’accès aux toilettes, d’interdiction infligée à tout le monde et jusqu’aux malades d’aller aux w.-c., avec les séquelles de souffrance et d’humiliation crûment voulues pour abaisser tout le monde et lui arracher son corps et son âme ; ces paroles aboutissant, en fin de récit, à la dénonciation que la pratique de « frustration des besoins corporels fait partie des moyens de torture courants, chez les policiers ».
Ce qui s’est passé ce vendredi 12 juillet fait apparaître au grand jour, pour tous ceux qui ont encore des yeux pour voir, jusqu’où, aujourd’hui, les provocateurs, les vrais fauteurs de troubles, les grands ennemis publics, bourreaux et massacreurs de gens, se trouvent à la tête de l’État. L’illusion étatique, illusion sacrée cultivée par les menteurs de profession et endormeurs publics, cultivée à longueur d’émissions (et de promo permanente de la « France », des « valeurs de la République » mensongère) par les médias et les hommes et femmes liges du pouvoir, quel qu’il soit, encore et toujours fait croire à beaucoup l’inverse de ce qui est : comme si, sans raison d’État, sans racines dans le gouffre du social et du politique, notre société était traversée par des bandes de loups et de « casseurs » enragés sans motifs légitimes – alors que les bandes féroces et lourdement armées, championnes de la « casse », se partagent la cour des Miracles de l’État, légal et illégal. Seuls, ce vendredi 12 juillet, ont fait échec à cette volonté qui pouvait être meurtrière le courage et la grande dignité en face de l’indigne, le sens de l’honneur en face de l’humiliation et de la violence déchaînée, la détermination, enfin, à ne pas baisser la tête, des sans-papiers, hommes et femmes, des « Gilets Noirs en Lutte ».
Nous Accusons !
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La France : ses Champions du Désordre Républicain
Interview de Diak et de Kaba, délégués des Gilets Noirs
Le choix de l’objectif n’a pas été facile. Il y avait plusieurs endroits où on pouvait faire une action d’éclat ; nous avons fini par choisir le Panthéon en dépit et en raison de son caractère sacré. D’un côté, nous savions qu’il ne fallait faire, une fois à l’intérieur, aucune bêtise : c’eût été une offense à la république. De l’autre, justement ce caractère sacré nous a fascinés : les grands hommes et femmes qui y reposent ont fait du combat contre l’injustice et contre le racisme, pour la justice et les droits de l’homme, la raison de leur vie. Nous voulions, pour ainsi dire, « réveiller les morts » : leur montrer à quel point la France d’aujourd’hui diffère de la France qu’ils avaient rêvée, jusqu’à quel point leur raison de vie, pour laquelle ils avaient tant lutté, y est dégradée.
Il était autour de 13 heures quand nous sommes arrivés, en trois groupes séparés d’environ 200 / 250 personnes chacun. On est entrés dans l’édifice de manière tout à fait pacifique, sans encombre ni dégâts. Nous avions avec nous de quoi manger et boire et aussi nos sacs-poubelle, de façon qu’aucun déchet ne reste à terre, qu’on ne puisse pas, après coup, nous accuser d’avoir sali les lieux. Avec nous, il y avait une vingtaine de soutiens de la Chapelle debout ! et de Droits devant !! – Beaucoup se sont joints ensuite, une fois un appel à nous rejoindre lancé (parmi eux, quelques députés et une sénatrice), empêchés d’entrer par les policiers.
À l’intérieur, il y avait beaucoup de touristes. Nous leur avons distribué des tracts et commencé à expliquer, par petits groupes, calmement, qui nous sommes, les raisons de notre lutte et de notre action. Mais, une dizaine de minutes à peine, et voilà des policiers se pointer, invitant les touristes à partir. Ce que tous ont fait. Et les négociations ont commencé.
D’abord le directeur du Panthéon. Nous lui avons demandé d’appeler le premier ministre, chef du gouvernement, à qui nous avions adressé un courrier un mois auparavant, resté sans réponse. Nous voulions le rencontrer puisque toutes nos démarches de régularisation en préfecture avaient jusque-là échoué. En décembre dernier, nous avons occupé la Comédie française : la préfecture nous avait promis le dépôt de 30 dossiers chaque mois. Depuis, un seul premier dépôt a pu être effectué ; depuis, la préfecture, chaque mois, se moque de nous en nous envoyant un mail qui nous dit que le rendez-vous du dépôt est renvoyé au mois suivant… Et, de plus, parmi les 30 (au lieu de 240) dossiers ainsi déposés en huit mois, un seul a été traité (avec une issue positive, ça du moins !). Conclusion : nous voulions contourner la préfecture et voir le grand chef au-dessus. Le directeur a refusé d’appeler le premier ministre, et il s’est volatilisé.
Ensuite, les négociations ont continué avec trois chefs de police, les deux premiers en civil. On leur a demandé la même chose : appelez le ministre. Le premier est parti, et revenu nous dire qu’il avait passé le message, puis il est reparti et lui aussi on ne l’a plus vu. Le deuxième est venu nous dire que c’était lui maintenant qui menait les négociations, et il a précisé que le ministre n’avait jamais reçu notre lettre. Drôle de précision, vu que cette lettre lui avait été remise en mains propres à l’Assemblée nationale par une députée le jour de la déclaration de politique générale du chef du gouvernement après les élections européennes.
Puis, le troisième chef de la police, en uniforme celui-là, s’est pointé l’air et le ton impérieux : il a rejeté ce qui avait semblé pouvoir se faire avec les deux autres, la possibilité d’un terrain d’entente. Il a pris le micro, il nous a enjoint de sortir immédiatement, on n’avait pas le droit de rester. Sans quoi il ferait usage de la force. Nous avions appris à négocier avec la police. Nous avons demandé à sortir tous ensemble, par le devant. Il a refusé ; mais en ajoutant : « Vous êtes venus calmement, tout aussi calmement vous pouvez sortir. Mais vous dégagerez ! de gré ou de force. » Et si on le faisait de gré, a-t-il ajouté, par derrière, par la petite porte, alors pas d’arrestations, pas de contrôles d’identité, pas de violence, tout le monde pourrait partir librement. Nous avons accepté. Et c’est ainsi qu’on a donné dans le piège.
Pendant les trois heures environ de négociations, les prises de parole à la tribune se succédaient : témoignages directs de la souffrance des sans-papiers, des conditions de vie d’esclavage faites en France à ces travailleurs, hommes et femmes, que nous sommes, traités, hors du travail comme au travail, non en personnes, mais en choses, en êtres déshumanisés.
À l’intérieur, puis à l’extérieur, on nous a toujours refusé les toilettes, souligne en particulier Kaba. Toutes celles, tous ceux qui demandaient d’aller faire pipi, après un premier moment (où une dizaine de personnes maximum ont pu s’en servir), la réponse a toujours été un Non catégorique. On a refusé les toilettes même aux gens malades ! Ça a été pareil ensuite à l’extérieur. Dès la sortie, nous voyant encerclés, sans idée de combien ça pouvait durer, la Chapelle debout a demandé que les personnes puissent au moins aller aux toilettes. On nous l’a refusé. Même qu’un gars, malade, n’en pouvant plus, n’a pas pu se retenir et pour cela il a été arrêté : arrêté parce qu’il était malade de sa maladie ! Est-ce qu’on empêche les bêtes de faire pipi ? Mais nous, c’est ainsi qu’on nous traite – on est au-dessous des bêtes !
À l’extérieur, les prises de parole ont continué pendant une petite heure : puis, quand on s’y attendait le moins, sans sommation, sans avertissement, l’agression a commencé. Trois charges successives.
Dès avant les charges, dit Kaba, moi je n’étais plus là. Quelques autres et moi-même avons été les premiers arrêtés sous le coup de la parole traître du chef qu’il n’y aurait pas d’arrestations. On était un petit groupe de six assis par terre, quand un sans-papiers s’est senti mal, il s’est évanoui. On a appelé les policiers d’un fourgon à côté pour qu’ils alertent une ambulance. Ils sont venus « voir » eux-mêmes. Seulement, au lieu de s’occuper de l’évanoui, ils se sont occupés de nous. Ils nous ont encerclés, fouillés des pieds à la tête, ils ont vidé nos sacs, cherché nos papiers ; après quoi, direction commissariat. Car, devinez, tout ce qu’ils ont trouvé c’est qu’on n’avait pas de papiers. Néanmoins, après coup, je dois dire que ça n’a pas été un grand coup de malchance. Ceux qui, après notre départ, ont été gazés, bastonnés, blessés, hospitalisés (37), arrêtés (36) et amenés au commissariat du 5e, parmi ceux-là 15 au Cra, 16 au tribunal. Nous les six du commissariat du 13e, par contre, trois heures après : « Allez ! vous pouvez partir, vous êtes libres ! » – Seul inconvénient, pour moi, mes chaussures. Elles m’avaient lâchée lors de l’arrestation, j’étais pieds nus. Et pieds nus j’ai dû rentrer chez moi.
À ce commissariat du 13e, un parmi nous (qui s’était déjà senti mal au Panthéon et avait vomi) s’est refusé de dire (comme nous tous d’ailleurs) son pays d’origine. Eh bien, pour cette raison on lui a refusé les toilettes. À ses protestations qu’il était malade, qu’il ne pouvait pas se retenir, un policier lui a répondu, en se moquant : « Pas de pays, pas de pipi ! » – et les autres policiers rigolaient autour… Ne faut-il pas en conclure que la frustration des besoins corporels fait partie des moyens de torture courants, chez les policiers ?
Diak corrige Kaba sur un point : ce n’est pas tout à fait exact de dire que vous avez été les premiers arrêtés. Avant vous, quelqu’un d’autre l’a été, à l’intérieur même du Panthéon. Justement à cause des toilettes fermées il avait fini, malade qu’il était lui aussi, par se pisser dans son pantalon et sur un flic à côté. Il a été arrêté pour « dégradations ». C’est lui le seizième déféré au tribunal, en sus des 15 du Cra. Lui aussi a été relaxé.
Quand Kaba et les autres ont été amenés, les flics ont voulu arrêter d’autres sans-papiers, qui, évidemment, ne sont pas restés sans bouger à attendre qu’on les arrête, mais ont cherché à se soustraire. C’est alors, pour faire de force d’autres arrestations, que les flics ont chargé une première fois.
Une deuxième charge a eu lieu une dizaine de minutes plus tard. Beaucoup de personnes étaient très inquiètes pour ce qui venait de se passer. On se demandait : mais qu’est-ce qu’il arrive ? pourquoi est-ce qu’ils nous agressent comme ça ? l’accord était qu’il n’y aurait pas d’arrestations ! – Nous avons discuté entre nous et avons décidé que nous devrions subir tous le même sort : soit ils nous arrêtaient tous, soit ils nous laissaient partir tous ensemble, selon l’accord passé. On s’est assis par terre dans l’attente des événements. Tous, sauf les camarades blancs de la Chapelle debout !, de Droits devant !!, et d’autres encore, qui se sont placés en face des Crs pour former comme un barrage de protection des camarades noirs, manifestement visés. Le grand chef en uniforme était là, au milieu de ses hommes, il dirigeait les opérations.
Cette deuxième charge a été assez singulière, et elle a déjoué notre résolution d’un sort égal pour tous. Une vingtaine de Crs se sont lancés en contournant les Blancs, ils les ont séparés des Noirs assis au sol, qu’ils ont commencé à cogner. Les camarades blancs se sont alors jetés dans les bras des Crs pour les empêcher de frapper, et les Crs les ont de nouveau chassés en arrière : mais, si l’on peut dire, « gentiment », sans les frapper. Ils sont revenus finir leur besogne du côté des Noirs, les matraquer plus durement, les arrêter.
Cette deuxième charge a causé, à elle seule, plusieurs blessés. Ne voyant qu’une seule voiture de pompiers, j’ai appelé le 18. On m’a répondu qu’ils étaient prévenus par la police, qu’une voiture était sur place. Justement, je voyais la voiture : mais les blessés étaient trop nombreux, une voiture ne suffisait pas… La réponse a été que je n’avais pas lieu de me préoccuper.
Je n’ai pas eu le temps de me demander si les pompiers jouaient eux aussi un double jeu, que voilà des jets de lacrymos suivis d’une nouvelle charge : trois fois plus de Crs, un vrai carnage. Et insultes racistes, du type (textuel) « sales nègres ! ». Il y avait du sang partout, des gens blessés à la tête, arcades sourcilières ouvertes, gens blessés aux épaules, aux bras, jambes et côtes cassées… j’ai vu des doigts arrachés… un camarade dans le coma (heureusement, il en est sorti quelques heures plus tard). Tout cela, contre des gens tellement médusés par un tel déchaînement de violence imprévu que personne n’a seulement pensé à organiser une quelconque résistance. Je ne sais par quel miracle il n’y a pas eu mort d’homme. Et je me demande si ce n’était pas ce que voulait justement le chef : sachant bien qu’après coup il y aurait de toute façon un non-lieu, un acquittement, fondés sur des mots tels qu’« accident », « défaut de preuves », et ainsi de suite.
Les hospitalisés, il y en a qui ont pu sortir le soir même, d’autres le lendemain, d’autres encore le surlendemain. Les 15 enfermés au Cra et jugés au tribunal ont été relaxés le lundi et le mardi suivants, pour « irrégularité de la procédure ».
Là-dessus, le mot de la fin appartient à Kaba. Je crois, dit-elle, que les morts du Panthéon ont été vraiment réveillés, cette fois-ci : réveillés par ces violences, par cette injustice sacrilège juste au-dessus de leurs tombes, par cette profanation brutale commise par la police française raciste. Nous les sans-papiers on en a vraiment marre d’être là de cette façon ! Être sans-papiers, c’est être esclave. On n’est pas ici pour travailler du petit matin à la nuit tombée pour quatre sous, et puis, de surcroît, pour être persécutés de cette façon-là. On est venus pour améliorer notre situation. C’est cela, tout ce qu’on demande à la France en échange de tant de richesses pillées chez nous : de tant de richesses dont la France continue, y compris à présent, de nous piller, nous, hommes et femmes sans-papiers des anciennes colonies françaises d’Afrique.
(23, 30 juillet, 2 août 2019)Contact : gilets-noirs-en-lutte@riseup.net
Interview de Laurent Ripoche (Droits devant !!)
J’ai pris part à l’action des Gilets Noirs au Panthéon, le 12 juillet, parce que les collectifs de La Chapelle debout ! et de Droits devant !!, où je milite, ont beaucoup aidé à son organisation. Cette action a été décidée pour arracher un rendez-vous au premier ministre et pour revitaliser le mouvement des sans-papiers qui languit depuis trop longtemps, paralysé par la répression et trop souvent à la merci des préfectures.
J’étais chargé de la bouffe, j’ai été sur place dès le début. La participation étant prévue nombreuse (environ 700 sans-papiers étaient en fait présents), pour une fois j’ai renoncé à me déplacer dans Paris à vélo comme à mon habitude, et me suis rendu sur les lieux en voiture. Je me suis garé sur une petite rue débouchant sur la place. Peu après, voilà mes amis sans papiers qui déboulent, et moi je commence à distribuer boissons et bouffe à toute vitesse, à me défaire de ma lourde cargaison.
Je ne suis pas entré dans l’édifice, je suis resté tout le temps à l’extérieur. Après le service de ravitaillement, j’ai assuré le relais avec la presse et les médias : le Parisien, Europe 1, CNews, TF1, Bfmtv… par contre l’Huma était à l’intérieur avec les manifestants. Beaucoup de copains venaient des foyers : Maliens, Sénégalais, Mauritaniens mais pas seulement, il y avait aussi des Algériens, des Marocains, d’autres nationalités encore… hommes et femmes, tous ou presque travaillant en France sans fiches de paye et toujours sans papiers, esclaves de nos lois et de notre monde civilisé où l’esclavage a été officiellement aboli depuis bientôt deux siècles !
L’occupation s’est faite d’une manière déterminée, mais sans violence ni dégradations. Un tract a été distribué aux visiteurs expliquant les raisons de l’action et du choix de l’endroit, haut lieu symbolique, en France, de la lutte pour l’émancipation. J’ai rapporté à la presse cette valeur de symbole vivant d’une « appropriation » du Panthéon par les sans-papiers, et notre engagement contre l’esclavage du troisième millénaire. Pendant les trois heures environ qu’a duré l’action, les prises de parole succédaient aux prises de parole, aux témoignages directs sur les conditions de vie faites en France à ces travailleurs et travailleuses, et, pendant les intervalles, je les entendais scander : « Gilets Noirs ! », « papiers pour tous ! », « hier colonisés, aujourd’hui exploités, demain régularisés ! »… et d’autres slogans traditionnels de la lutte des sans-papiers.
Puis, les slogans ont changé. C’était un peu après 17 heures, je crois, au moment où le Panthéon a été quitté. Alors j’ai entendu, venant de derrière le monument, ce cri collectif bien connu lancé contre les abus et les excès de déploiement des forces de police : « Police partout, justice nulle part ! »
C’est un témoignage de visu qui m’est demandé. Je ne vais donc dire, du déchaînement policier, que ce que j’en ai vu de mes yeux. Les Gilets Noirs que vous allez interviewer vous le diront : la police les a sommés de sortir par le derrière, en leur donnant cependant, en échange d’une sortie pacifique, la garantie qu’il n’y aurait pas de violence, pas de contrôle d’identité, que tout le monde pourrait s’en aller librement. Mais, une fois les gens dehors, c’est la stratégie de l’étouffement policier qui a commencé.
Au mépris de la parole donnée, tout le monde a été piégé, nassé de près, entouré de manière étouffante pendant très longtemps : un déploiement monstre de forces antiémeute dans un espace restreint, n’offrant aucune possibilité d’issue.
C’était (une fois l’évacuation pacifique du monument assurée) une provocation délibérée. C’était, endurcie à l’épreuve, la même pratique répressive qu’avec les Gilets Jaunes.
J’y ai assisté du dehors de la nasse, de derrière les dos des policiers, tout en cherchant à me faufiler vers les copains, tant bien que mal. Je ne saurais dire combien ça a duré… une éternité !
Je voyais la pression monter chez nombre de gars. Soudain, le cordon répressif a cédé. Les amis sans-papiers ont essayé de se sauver et là un matraquage plein de haine s’est déroulé, certains sautant par-dessus les grilles du Panthéon… mais c’était pour tomber, de l’autre côté, entre les mains des flics en attente, matraques à la main. Les copains piégés dans la nasse parlent tous de quelques charges successives de police. Moi je me souviens surtout d’une tension continue. Ce que j’ai vu, à un certain moment, c’est le gros des Gilets Noirs pousser avec force contre le mur des boucliers qui ont commencé à céder.
Avec d’autres soutiens qui étaient à l’extérieur de la nasse, je suis parvenu à me rapprocher, j’ai vu, de l’autre côté d’un bouclier, un copain noir qui poussait, tout en semblant vouloir raisonner un flic gros, face à lui, comme une maison. Alors j’ai moi-même poussé et mis les mains en avant pour aider le copain et empêcher le flic de l’attaquer. Le flic m’a contourné pour s’en prendre, sauvagement, au seul copain. J’avais vraiment du mal à comprendre, d’autant que, quand il m’a contourné, nos yeux se sont croisés et j’ai vu dans les siens briller la lueur de la haine qui se déchaîne.
J’ai compris peu après : quand j’ai vu le matraquage, systématique, contre les seuls copains noirs ; quand j’ai vu la chasse au nègre (je n’arrive pas à trouver un autre mot) se déclencher. L’apartheid à l’ombre du Panthéon ! Les flics nous ont séparés : d’un côté les Blancs, de l’autre les Noirs – punis de la bastonnade. Une bastonnade en grand, donnée avec cette haine froide de jadis, haine raciste qu’on croyait morte : bastonnade du nègre marron par ses maîtres blancs. De nos jours : casser du sans-papiers, hommes et femmes, indistinctement ; casser du migrant insoumis qui cherche à s’émanciper aujourd’hui comme autrefois l’esclave noir.
J’étais bouleversé. Je n’avais jamais vu ça depuis longtemps. Je ne suis pas né d’hier, et jamais je n’ai vu ça depuis de très nombreuses années de militantisme. Dans le temps, c’étaient les troupes néofascistes du Pfn qui cherchaient à se distinguer par de tels exploits racistes. Là, c’était la France officielle qui réalisait l’exploit. C’était la police française, qui agressait au cœur le symbole par excellence de la république française.
(18 juillet 2019)
Encadré :
Par trois fois, et sans aucune sommation, les CRS ont chargé, gazé, matraqué avec une violence inouïe, sans aucune justification sinon celle de casser du sans-papiers sans discernement, proférant des insultes racistes, terrorisant des hommes et des femmes sans défense.
Les pompiers et le SAMU sont intervenus et ont dénombré 37 blessés qu’ils ont dirigés vers les hôpitaux de Cochin et de la Pitié-Salpêtrière. […]
Avec notre collectif d’avocats, nous avons décidé de porter plainte contre ces violences sur la foi de constats médicaux délivrés par les hôpitaux, les pompiers et le SAMU. (Droits devant !!, 13 juillet 2019)
Migrants, Réfugiés – Belgique
Entre identité et altérité
L’article suivant nous a été proposé par Coraline Caliman, une lectrice belge, assistante sociale. Nous le publions d’autant plus volontiers que Vsp n’avait jamais eu l’occasion de traiter de la situation des migrants en Belgique.
En Europe, faut-il encore le rappeler, les migrants doivent faire face à de nombreuses discriminations (à l’embauche, au logement…), à une réalité à laquelle ils devront se heurter tout au long de leur séjour : la réalité de la stigmatisation. L’inconnu a toujours fait peur. Si l’Autre apparaît trop « éloigné » des normes de notre société (teint trop foncé, barbe trop longue, signes religieux ostentatoires…), il devra essuyer des regards craintifs ou accusateurs, voire des paroles acerbes, faire preuve de ténacité pour obtenir les mêmes droits que le parfait « Caucasien », prouver sa bonne composition à maintes reprises.
Mais ce qui fait l’Étranger, c’est également le lieu, le contexte. En confinant les demandeurs d’asile dans des « centres d’accueil » aux allures de prison, nous dessinons une frontière supplémentaire. Dès leur arrivée, le postulat de la différenciation est posé. Ces mises à l’écart supposent que « ces personnes » ne sont « pas comme nous ». Comme des « encombrants », nous en gérons le flux et nous en contenons les débordements, nous les assignons à une place pour mieux nous en protéger.
Comme si leur passé de violence et d’oppression ne suffisait pas, les exilés devront continuer à se forger une sacrée carapace, car ils ont à passer entre les balles de la déshumanisation, de l’exclusion et du déracinement. Fouler le sol occidental ne les conduit pas au bout de leur « parcours de combattant » : la solitude et la perte des repères viendront désormais rythmer leur quotidien. L’exil, c’est surtout ça : d’une part, la perte d’identité, et d’autre part, la perte des repères (familiers, culturels). L’individu comme tel « n’est plus » et « n’appartient plus » : il « ne s’appartient plus », il est déraciné. Il flotte entre un pays d’origine qu’il a fui et un pays d’accueil où il n’est pas reconnu, un pays indifférent à sa souffrance, hostile à sa présence. Dorénavant – et si tout va bien – il va falloir tisser de nouveaux liens, adopter de nouveaux codes sociaux.
À cela s’ajoute souvent la désillusion concernant le pays d’accueil. Une fois atteint, l’« eldorado » de l’imaginaire déçoit. Au fur et à mesure, un écart se creuse entre les attentes de l’exilé et ses conditions de vie réelles. La dépendance et la précarité économique et matérielle freineront sa possibilité de se reconstruire et de s’émanciper. L’immobilisation forcée et le statut d’« assisté » peuvent être hautement pathogènes pour des personnes auparavant très autonomes. La prise en charge publique est certes nécessaire, mais, dans des conditions d’absence de choix forcée, elle aboutit à la « dépossession » : de soi et de ses propres ressources. Emmuré dans un provisoire qui dure, le demandeur d’asile est privé de toute maîtrise du présent et du futur. Ce pouvoir ne revient qu’à l’État.
Et, en poussant à l’extrême son action de dépersonnalisation, l’Office des étrangers va jusqu’à déposséder le demandeur, dès l’introduction de sa demande de protection internationale, de ses documents d’identité nationaux. Celui-ci devra ensuite justifier et prouver qu’il « mérite » sa reconnaissance juridique. Lors des auditions, il devra relater son passé sous la pression d’un « officier de protection » du « Commissariat » Général aux Réfugiés et Apatrides, vécue comme une véritable inquisition. Ces appellations posent question… S’agit-il d’un flicage que les demandeurs d’asile doivent subir ? Sont-ils présumés à priori coupables ? Coupables de quoi ? Enregistrés dès leur entrée en Europe (prise d’empreintes pour mieux les surveiller), sont-ils assimilés à des animaux d’abattoir qu’il faut « tracer » ? Qu’en est-il du paradigme : personne qui vient chercher une « protection » versus criminalité et mensonge ?
Venons-en donc au contexte sociopolitique qui fomente la peur de la différence et le rejet de l’Étranger. La population arabo-musulmane est pointée du doigt : c’est elle la responsable de tous les maux, et ce, particulièrement depuis le 11 septembre 2001. Les attentats qui ont suivi (Madrid 2004, Londres 2005…) n’ont fait que renforcer les préjugés. En 2015, le bilan de la haine s’alourdit. Les médias sont complices. La « crise des migrants » fait la une de tous les journaux. En février 2016, un quotidien wallon bien connu titre : « Invasion de migrants : la Côte belge menacée ! ». Plus les attentats se multiplient (Paris, Bruxelles, Nice, Barcelone, Berlin…), plus les médias se frottent les mains et font campagne d’intox. Les amalgames entre réfugiés, migrants et terroristes vont bon train.
C’est là le terreau qui alimente les extrémismes de droite. Tandis qu’en France, Marine Le Pen accède au second tour des présidentielles, qu’en Autriche Sebastian Kurz devient le chancelier fédéral en prônant une lutte anti-migrants, qu’aux États-Unis sévissent les politiques discriminatoires de Trump, la politique d’« accueil » de la Belgique signe chez nous la « bouc-émissairisation » [transfert de ses fautes sur d’autres] des étrangers à des fins politiques. Le rejet de l’Étranger semble être devenu ce dont la société a le plus besoin, afin de se décharger de tous ses maux sur « l’Autre ». De cela, le flamand Vlaams Belang et l’italienne Ligue du Nord en sont bien conscients et en tirent les leçons…
Ce n’est pas nouveau, les politiques publiques ont toujours veillé à entretenir la culpabilisation des plus pauvres. La « nouveauté » est que le migrant, aujourd’hui plus que jamais, incarne le bouc émissaire idéal, parfait, absolu. Accusé de tous les maux possibles et imaginables (de « voler notre travail », de « coûter cher à la société », voire « d’être un vecteur de terrorisme »), l’Étranger est le coupable désigné par avance. S’agissant de son expulsion, la question ne se pose même plus, tant l’idée est, en elle-même, devenue « légitime » au point d’être à priori banale… Et puis, « on ne va quand même pas accueillir toute la misère du monde ! »
Ainsi, l’État détourne l’attention des causes réelles à l’origine des situations de crise. Le racisme, dans une société moderne, n’est rien que le thermomètre de ses peurs et craintes. C’est pourquoi on y voit le mercure grimper en flèche spécialement chez les personnes qui, dans cette société, peinent, triment, subissent la précarité ; c’est pourquoi des propos et des réactions racistes se propagent de plus en plus, surtout chez ces personnes séduites par les discours populistes et extrémistes qui proposent des solutions « radicales » violentes.
Les migrants en payent de lourds tributs : une condition sociale fragilisée à l’extrême, qui risque de nuire gravement à la naissance d’un sens d’appartenance à la société d’accueil ; la « désaffiliation » qui guette, dès le début, telle une épée de Damoclès, le primo-arrivant ; l’échec à « appartenir », à tisser des liens, qui fait heurter l’individu éloigné de son réseau familial, socioculturel et professionnel, à la déliquescence des relations sociales… Même si le migrant s’efforce de se « fondre dans la masse » et de s’imprégner de la culture occidentale, ses efforts seront vains si en face l’ouverture n’est pas de mise. L’intégration est une dynamique à double sens, où chacun doit s’investir : si le migrant doit « s’intégrer », la société d’accueil, elle, doit s’ouvrir pour remplir son rôle et exercer son action « intégrative ». Chaque partie doit s’engager.
L’exilé, le migrant bafoué dans son identité, tiraillé entre son pays d’origine et son pays d’accueil, est voué à « trahir » soit l’un, soit l’autre. D’une part, il quitte son pays dont il fuit la répression ou l’insécurité politique, économique, sociale, non sans avoir quelquefois un sentiment de culpabilité : il abandonne forcément son enfance, parfois sa famille, souvent sa culture. D’autre part, il rejoint un pays d’accueil où il espère un avenir meilleur tout en craignant le rejet. Davantage que pour les migrants dits « économiques », incarnant très souvent l’espoir d’une famille restée au pays, le conflit identitaire devient, pour les autres, quasi inéluctable. Et si l’individu échoue à se reconstruire, l’issue peut être fatale. Tout dépendra également de la reconnaissance juridique de l’exilé : très concrètement, il devra languir en zone d’attente pour une durée indéterminée, pendant laquelle il sera vulnérable à tout et surtout à de nombreux sentiments néfastes. Ce « no man’s land » administratif pourra être propice à la naissance d’un sentiment d’exclusion et à la perte de confiance en soi.
Dans de telles conditions de fermeture, ouverte aux seules dérives identitaires, quel remède ? Œuvrer pour une société plus inclusive ! Faisons de la multiculturalité un archaïsme au profit de l’interculturalité. Cessons de nous contenter d’être un ensemble de différences sociales et culturelles juxtaposées, sans échanges. Créons du lien, ouvrons nos esprits et nos frontières, mélangeons-nous, apprenons les uns des autres, nourrissons-nous de l’humanité des autres humains. Car oui, il est encore possible à l’Humanité d’être humaine.
Aux lecteurs
Le numéro précédent (juillet 2018) a été réalisé par une petite équipe composée de trois femmes et de deux hommes. Mes tentatives de mettre sur pied une petite rédaction digne de ce nom semblaient enfin près d’aboutir, et, pour commencer, nous nous étions donné pour but de faire paraître deux numéros par an. Le numéro 18 était prévu sortir en janvier 2019.
À une réunion d’octobre, le titre (sujet) du numéro avait été retenu : Nous accusons !
Accuser qui ? de quoi ? L’Europe et les États européens, de l’Ouest comme de l’Est, d’être un seul bloc criminel organisé pour (question migrants) la mise en place des conditions les plus propices à l’exercice de crimes contre l’humanité, d’être les commanditaires et hauts parrains du massacre des jeunesses africaines en Méditerranée et en Afrique même.
Les articles chargés de se dresser, pour ainsi dire, en « accusateurs publics » devaient prendre pour cibles, dans l’ordre : l’Europe (article d’ensemble sur la « droitisation » de sa politique migratoire, avec un œil particulier sur les positions et pratiques du « groupe de Visegrad ») ; la France (article sur sa société « patrie des droits l’homme » anti-migrants, plus un deuxième sur sa violation massive des droits des mineurs non accompagnés dressée en système d’État) ; l’Italie (et ses caïds néofascistes au pouvoir et à la pointe de la guerre européenne anti-migrants) ; sans exclure des incursions sur d’autres sols européens et les dessous de l’Allemagne « économique »…
De tout cela, fin 2018, il n’y avait, de vaguement potable, que le deuxième article sur la France (amélioré ici, p. 6) et des extraits d’un « journal d’Italie » arrêté à la mi-décembre. Six mois plus tard (au moment où, selon les accords, on aurait dû boucler déjà un numéro 19), la situation était inchangée et même empirée, puisque les deux pages du journal d’Italie avaient bien vieilli, entre-temps… Impossible de seulement penser à faire paraître le désormais défunt « Nous accusons ! » du numéro 18.
Mais il arrive souvent des vues et attentes humaines que le réel les enjambe d’un bond et les laisse loin derrière : réel incarné, en l’occurrence, dans les événements du Panthéon à Paris, le 12 juillet. Et les mots pour clamer son écœurement, déjà prêts, écrits d’avance : Nous t’accusons !
Ajoutons que surtout grâce à la grande disponibilité, assiduité et gentillesse de deux parmi les délégués des Gilets Noirs, ce numéro peut paraître : ils n’ont pas été avares de leur temps.
Maintenant, quel avenir pour la Voix des sans-papiers ? Un bulletin « de lutte » (voir son sous-titre) ne peut que manquer son but et de mordant, en l’absence de luttes ; il pourra toujours se survivre, mais d’une survie proche du trépas. Or cette absence, chez les collectifs parisiens de sans-papiers, dure depuis trop longtemps déjà… Est-ce que le mouvement des Gilets Noirs prendra de l’ampleur dans les foyers ? est-ce qu’il saura injecter de fortes doses de jeunesse au malade agonisant ? Si oui, il n’est pas exclu que d’autres numéros puissent paraître, relatant événements et perspectives. En tout cas (et même en admettant qu’un tel instrument soit toujours à la hauteur des temps), ce ne pourra plus être à une seule personne d’en assurer la rédaction.
Enfin, pour tout dire, si jamais quelqu’un (quelques-uns), en accord avec les collectifs autonomes de sans-papiers, était prêt à prendre la relève, je m’en réjouirais et souhaiterais de tout cœur longue vie à son initiative.
Le rédacteur
Encadré :
Notre ami et collaborateur Yene Fabien Didier est décédé le 14 avril, âgé de 40 ans, à Yaoundé, d’un Avc, dit-on. Il a été inhumé dans son village natal le 18 mai. Au Cameroun, il souhaitait « réveiller les jeunes ». Au risque de sa vie, il y est allé, et voilà… Êtes-vous au courant des circonstances de sa mort, merci de nous en informer à l’adresse e-mail indiquée au bas de l’édito.
Nous Accusons
La France « pays de droits »
Sa violation des droits des enfants
Son institutionnalisation de l’injustice
Les mineurs isolés recensés en France étaient 8000 l’an dernier, plus du double cette année. Dans leur quête de survie, fuyant la faim et la mort, les enfants non accompagnés sont de plus en plus nombreux à traverser la Méditerranée et à arriver chez nous, victimes de l’illusion d’y trouver un havre de paix.
En raison de leur jeune âge, des conventions des droits universels signées par l’État français, mais aussi de la mise en scène à l’international de la soi-disant « patrie des droits de l’homme », ils s’imaginent qu’en France on va les considérer non comme des « étrangers », mais comme des mineurs auxquels on doit protection : logement, accompagnement, éducation. Qu’en est-il en réalité ?
La tentative de suicide d’un jeune Burkinabé de 15 ans au Palais de justice de Paris, le 23 novembre 2018, a tiré la sonnette d’alarme. Des milliers de jeunes à travers la France sont contraints de se livrer à un combat administratif insensé et sans fin, pour faire reconnaître leurs droits fondamentaux. Un combat trop souvent aussi vain que désespéré.
Les procédures de reconnaissance sont si lourdes que même des papiers justificatifs en règle ne suffisent souvent pas. Si aux yeux de l’administration la minorité n’est pas « manifeste » (corps et traits enfantins), les mineurs sans-papiers se trouvent à subir des tests « de minorité » qui leur reviennent bien souvent négatifs, tels les « tests osseux » à qui va sans conteste la palme de l’arbitraire.
Alors s’engage la procédure d’appel contre la décision : une lutte de résistance incompréhensible pour ces jeunes à bout, grandis dans la maltraitance, ayant vu la guerre, ayant survécu au trafic des passeurs, à la traversée du désert, à l’enfer libyen, et qui, pour finir, se retrouvent sans armes et sans mots devant le mur des lenteurs et de cécité de l’administration française.
Face au doublement du nombre de mineurs non accompagnés, l’ensemble des services de l’État craque sous le poids de sa logistique : débordement des centres d’accueil, des services de reconnaissance de la minorité, des tribunaux… Avec, au sommet, l’État bourreau s’empressant de mettre le holà par la logique des quotas et l’alibi de la « fraude ». Avec, pour couronnement de la bonne mise en œuvre ministérielle, la proportion de jeunes acceptés en chute libre ; avec cette conséquence qui crève les yeux dans la rue : prolifération des groupes de jeunes sans logement, à qui jusqu’à huit mois d’attente sont promis avant traitement des dossiers, et l’assurance de nicher entre-temps sur le trottoir, d’avoir à squatter, plonger dans la petite délinquance pour survivre tant bien que mal.
Interdiction légale de travailler ; impossibilité d’étudier ; et une vie passive mais pour laquelle on devra à nouveau se battre âprement… Est-ce donc de la production de ce genre d’exclus de la société que se nourrit la tant vantée politique d’« intégration » de l’État français ? Pas surprenant que certains, se sentant seuls, livrés à eux-mêmes dans un passage si critique, n’y tiennent plus et abandonnent tout espoir près du but. Ils sont des milliers en pareille situation sur le territoire.
C’était justement le sort du jeune Burkinabé de 15 ans. Après deux jours d’errance entre les différentes administrations de Paris, il s’est rendu à l’évidence et au Palais de justice : pour mettre fin à ses jours en sautant du quatrième étage. Il avait sur lui son justificatif de naissance.
Il a, par la suite, raconté son histoire. Son récit, recueilli par l’assistante sociale, a plongé celle-ci dans des transes qui l’ont envoyée en arrêt maladie de plusieurs jours. Le chemin que beaucoup d’Africains subsahariens comme lui prennent ne fait pas la distinction entre adultes et enfants : errances, sévices brutaux, coups et peines pourtant moins durs à souffrir que l’idée d’être sur le point d’échouer dans ce Palais de justice où justice, à son sens, devait lui être rendue : une justice humaine et civile. Là où les barrières à sa lutte pour la vie devaient être levées et lui permettre de triompher des tortures, séquestrations barbares, exploitations infantiles endurées. Plutôt mourir que d’échouer là ! C’est à quoi notre machine étatique sait acculer ces enfants.
Un petit fanzine distribué par les jeunes migrants d’un squat de Montpellier : des dessins, des histoires « de voyage », des articles écrits à l’intention des Français, des photos illustrant blessures et cicatrices corporelles… Ils sont plus de 200 à habiter cet immeuble en construction : tous logés à la même enseigne, tous dans l’attente de l’issue de leur appel pour prouver une seconde fois leur minorité.
De pareilles situations tendent à se généraliser. La cause mise en avant par l’administration était que les départements manquent de moyens alors que les mineurs étrangers sont en plus fort nombre que le budget n’avait prévu. Début 2018, l’État y a répondu par une directive d’aplanissement des frais ; et en 2019 il y a dans nos rues beaucoup plus de jeunes dans des conditions d’abandon.
Alors voilà une deuxième directive qui tombe. Les postes aux frontières seront désormais les premiers points d’évaluation de la minorité. D’après les accords de Dublin, ce sont les seuls endroits d’où les migrants n’ayant pas droit d’entrée peuvent être immédiatement reconduits. Voilà ainsi fabriquée l’huile à laquelle tourne la machine : le rouleau compresseur du critère du « non manifestement mineur » laissé à l’appréciation subjective des fonctionnaires, à leur pouvoir arbitraire d’exclusion. Dès les zones frontalières, cela permet de procéder à un premier tri massif et expéditif : seulement 30% des jeunes se présentant à nos frontières sont aujourd’hui reconnus mineurs, sans recours possible.
Revenons donc à la procédure de reconnaissance de minorité. Cette procédure consiste d’abord en des entretiens personnels par des agents administratifs ou des bénévoles d’associations supposés aptes à « évaluer la maturité » du demandeur. Or, le mineur qui a vécu l’enfer, des épreuves traumatisantes même pour un adulte, est-ce que ce mineur-là, éprouvé dans son corps et dans son âme, peut encore être aussi « enfant » (naïf, innocent : enfantin) qu’un enfant quelconque ?…
Puis quand cet autre en face est ainsi jugé « manifestement » mûr par des yeux de gratte-papiers et qu’il fait appel, que fait alors le juge ? Il impose un passage à l’hôpital pour réaliser des tests osseux : tests qui devraient être l’exception, et réalisés avec l’accord du demandeur. Dans les faits, c’est marche ou crève. Et c’est la dernière porte entre-ouverte au bout du labyrinthe des incohérences administratives.
Ces tests (dénoncés à maintes reprises pour leur inexactitude, inadéquation) sont considérés propres à déterminer l’âge du demandeur en fonction du développement de ses os par rapport à celui résultant de données collectées d’échantillons de populations caucasiennes d’Europe de l’Est.
Peut-on imaginer une plus énorme supercherie « de justice » que cette preuve « scientifique » que la France utilise à outrance ? C’est pourtant la dernière chance laissée à de jeunes Africains que d’être ainsi jugés « mineurs » par comparaison à des mineurs caucasiens. Et c’est la plus indigne institutionnalisation de l’injustice, que ce « scientifique » racisme d’État à l’état pur. (janvier 2019)
Légitime défense
Historique et organisation des Gilets Noirs
Kaba. Dans les foyers on n’en peut plus, la police entre dans les chambres et arrête les sans-papiers, les arrête quand ils sortent pour aller travailler. Elle est de mèche avec les patrons voyous, qui ne sont jamais inquiétés. Il y a des patrons à qui tu demandes le cerfa pour la régularisation et ils te disent oui, puis, d’accord avec la police, quand tu vas le chercher, tu trouves les policiers qui t’arrêtent. Les Gilets Noirs se sont révoltés, c’est le mouvement des foyers, c’est notre lutte de survie, notre légitime défense ici et pour nos familles au pays.
Diak. L’histoire de notre mouvement montre combien Kaba a raison. En septembre 2018, la Chapelle debout ! et la Csp75 ont commencé à venir dans les foyers sensibiliser les sans-papiers à former des collectifs et un mouvement combatif. Moi et d’autres sommes allés à des manifestations. La première a été au Cra de Vincennes, on était environ 400. Une partie voulaient, devant le Musée de l’immigration, l’occuper en signe de protestation contre la politique néocoloniale de la France et la situation désespérée des sans-papiers. Mais la police était partout, ça les a fait renoncer. Tout le monde a vu son pouvoir exorbitant dans la rue.
Ensuite, en décembre, au plus fort de la première phase ascendante des Gilets Jaunes, nous sommes arrivés à 700 environ à la Comédie française pour l’occuper. Une dizaine de flics qui étaient là nous ont bloqués. Pour nous faire partir, le chef de cabinet du préfet nous a fixé un rendez-vous le lendemain, il nous a eus par le mirage de 30 dossiers traités chaque mois.
Deux jours après, nous voilà à la manifestation de la Journée internationale des migrants. Entre 5000 et 10000 manifestants, un grand cortège de collectifs, d’associations, de syndicats… ça a été une nouvelle source d’expérience pour nous. Dans la rue, on pouvait être forts par le nombre. Et ça nous a appris à nous organiser, à bouger de manière autonome, la vingtaine de foyers que nous étions.
Notre organisation, les « référents » en sont le nerf ; il y en a deux ou trois dans chaque foyer. Ils se réunissent avec la Chapelle debout, réunion où des propositions sont faites. Celle qui est majoritaire est rapportée par les référents dans les foyers, elle est discutée et votée par les résidents. Chaque vote est ensuite rapporté à la réunion générale : si la proposition est toujours majoritaire elle est adoptée, sinon une autre proposition est discutée.
La proposition peut venir non seulement des référents, mais aussi de n’importe quel sans-papiers ou de la Chapelle debout, par exemple. Mais c’est faux ce que disent certains que Gilets Noirs et Chapelle debout ne font qu’un. Il peut arriver qu’une personne soit à la fois chez nous et à la Chapelle (c’est mon cas) ou à n’importe quel autre collectif. Les Gilets Noirs ne sont pas un collectif mais un mouvement auquel participent des individus et des collectifs, entre autres la Chapelle.
En 2019, le 31 janvier, nous sommes allés négocier les 30 premiers dossiers déposés deux semaines auparavant. 1500 sans-papiers accompagnaient la délégation, ils ont submergé la place du métro Cité et les rues avoisinantes. La préfecture a fermé toutes ses portes comme si on allait la prendre d’assaut, les personnes présentes dans les services (employés civils y compris) ont été rassemblées dans la cour intérieure pour les faire sortir côté Notre-Dame par petits groupes.
23 février. Assemblée générale à la Bourse du travail. On a décidé de lancer une campagne de trois actions. Car, non seulement la préfecture reportait les dépôts de dossiers [voir ci-dessus (premier article), p. 2], mais le 31 janvier il avait été clair qu’elle traiterait nos dossiers au cas par cas et nous n’étions absolument pas d’accord. Le préfet reçoit les ordres d’en haut, nous voulions, par cette campagne, enjamber le mur de la préfecture.
16 mars. Journée mondiale contre le racisme et Journée contre les violences policières. Grande manifestation de la Concorde à Stalingrad, 10000 manifestants quand les trois tronçons principaux (Marche des solidarités, Marche pour le climat, Gilets jaunes) se rejoignent à République. Le nom « Gilets Noirs » fait sa première apparition : écrit en lettres capitales sur une grande banderole, il suscite la curiosité de nombreux participants.
19 mai. Roissy. Première action de notre campagne. À 500, nous avons bloqué pendant quatre heures le terminal 2F d’Air France, pour protester contre sa collaboration avec l’État et la déportation des sans-papiers en avion. C’était un dimanche, les hauts responsables n’étaient pas là. N’importe : cette action contre la peur et la honte, pour l’égalité, la dignité et la justice, nous a servi à montrer que les sans-papiers n’ont plus peur de rien. Ce sont par contre les policiers qui ont eu peur de nous : une seule petite patrouille s’est montrée pendant cette action, quand ils nous ont aperçus ils se sont enfuis à toutes jambes.
12 juin. Deuxième cible de la campagne : Elior à la Défense. Entreprise numéro un de la restauration collective en France, présente aussi dans les Cra. Nous avons exigé : l’arrêt de toute collaboration avec l’État, la régularisation de tous les sans-papiers chez elle. À la suite de négociations, on nous a mis par écrit la régularisation de ceux travaillant sous leurs vrais noms et aussi de ceux « sous alias » (noms empruntés). En deux semaines on a dressé une liste de plus de 200 personnes ; jusque-là Elior tient parole, les cerfas ont commencé à arriver assez vite. Un nouveau rendez-vous est fixé fin septembre pour donner une deuxième liste.
Troisième cible : le Panthéon…
Kaba. Après le Panthéon, après qu’on a voulu nous terroriser, les sans-papiers ne se sont pas éloignés de nous. Ce qui est arrivé les a fait réfléchir, et ils viennent à nous. Le gouvernement doit comprendre que les sans-papiers n’ont plus peur. Les Gilets Noirs, après le Panthéon, progressent encore plus dans les foyers. C’est le ras-le-bol dans les foyers, si ça continue ça va chauffer.
Diak. Au Panthéon on était 47 foyers, aujourd’hui on est 54. Et les témoignages de solidarité et de sympathie continuent d’affluer de toute part, de l’intérieur et de l’extérieur des foyers, de l’intérieur et de l’extérieur de la France. Les sans-papiers ont compris que les Gilets Noirs sont un mouvement de légitime défense collective : le seul mouvement de légitime défense des sans-papiers contre l’oppression et la violence de l’État français. Ce que l’État ne semble pas comprendre c’est qu’avec l’attaque du Panthéon contre des personnes qui étaient, ont toujours été, un exemple de non violence, quelque chose s’est cassé. Les sans-papiers n’avaient jamais pensé devoir se défendre aussi contre de tels assauts racistes et sanguinaires venant de l’État. Après le Panthéon, ils pensent forcément à leur autodéfense. Si le gouvernement ne le comprend pas, ça va forcément péter.
(9, 11 août 2019)